Chronique de l’Ailleurs n°21 – DANS UNE COUR D’ÉCOLE
- juin 22, 2017
- by
- Mathilde Vermer
J’ai 8 ans. C’est l’époque de la rue de la Bienfaisance, Maman m’habille encore en robe fleurie, en chemisier à col rond, en pantalon bleu ciel, avec pull bleu marine assorti. Je déteste mais je ne dis rien, je ne veux pas être méchante avec elle, j’ai compris que ça plaisait aux mères cette panoplie d’écolière.
C’est l’époque où je suis une petite fille bien sage, qui étudie et boucle toujours ses devoirs, qui rapporte des bonnes notes, qui lit des tonnes de livres, l’époque où je ne bronche pas quand Papa gronde à la maison, je fais ce qu’il demande, mettre le couvert, débarrasser après les repas, m’occuper de ma petite sœur, ne pas trop déranger, ne pas trop demander, c’est pas les gosses qui font la loi.
C’est l’époque dont je me souviens si peu, trop de gris, et pourtant ce qui me sauve de l’ennui, des colères paternelles, des absences maternelles, c’est mon amitié fusionnelle avec Céline. Chez Céline, il y a du bruit, des rires, on mange tout le temps des pâtes, du parmesan, des glaces, j’aime tellement quand sa maman, si belle, nous récupère le mercredi pour nous emmener déjeuner. Avec Céline, j’apprends timidement la liberté. On écoute Madonna, on danse, on joue avec le chat, on se raconte des trucs sur la classe, les autres, nos parents.
Est-ce que c’est elle qui a attiré mon attention sur lui ? Comment a démarré « l’histoire » ? Je n’en ai aucun souvenir. Je garde en revanche, très claire dans ma mémoire, son image. Il est debout devant mon bureau, à l’heure de partir à la récré, et il m’interroge d’un ton ferme, qui exige une réponse : de qui tu es amoureuse ?
Ma gorge se noue, nœud marin bien serré, impossible qu’il lâche, je ne suis pas préparée pour des questions comme ça, il doit y avoir une erreur, je suis la première de la classe, vêtue comme une cruche, je n’ai encore en rien manifesté de la personnalité, je ne suis pas censée être celle à qui arrive des amourettes. Je me tais. Il s’en va. Le trouble persiste, cœur qui bat du tambour, joues tomates mûres, panique panique panique.
Je me souviens qu’il m’a beaucoup regardée les jours qui ont suivi, Céline s’est moquée, je me souviens qu’il a insisté, revenant poser sa question, Céline m’a poussée pour que je dise un mot, rien, silence, gêne, nœud qui tient, mais pourquoi ça m’arrive à moi ?
Ensuite, je me rappelle que c’était le mois de juin, Maman a organisé un goûter d’anniversaire anticipé, parce que je suis née en août, et que je ne peux jamais le fêter à la bonne date. Avec Maman, on a écrit les invitations, on a fait des courses, du coca, des chips, des bonbons, de quoi préparer deux gros gâteaux au chocolat. Et puis, dans une jolie boutique, on achète des crayons colorés, un peu marrants, pas trop gnangnan, des crayons qui seront les cadeaux pour les invités.
Je ne sais pas pourquoi il n’a pas pu venir. Je ne sais pas non plus si j’ai éprouvé de la déception. Ce que je sais, c’est que j’ai précieusement mis de côté un crayon pour lui. Et le lundi, à l’heure de la récré, j’ai pris mon courage à deux mains, je me suis approchée et j’ai tendu le cadeau. Pour toi, j’ai dit. J’ai rougi instantanément. Il a pris le crayon, a murmuré un merci. Il a planté ses yeux dans les miens. Dans un souffle, il a ajouté : tu sais, moi, je suis amoureux de toi. Alors, j’ai eu chaud partout dans mon corps, j’ai ressenti un mélange de joie et de frayeur, et j’ai osé répliquer : moi aussi. Il a souri, j’ai souri, on est resté une fraction de seconde ainsi, puis il est reparti vers ses copains, et moi vers Céline.
Il n’y avait rien d’autre à dire ou à faire, de toute façon. Un bisou, c’était inimaginable, l’aveu était suffisant. Je crois que ces mots, cette scène, la fierté d’avoir été celle qui reçoit la confidence, sont ensuite restés tout l’été dans ma tête. Je crois qu’après, j’ai été plus audacieuse, je parlais plus fort, j’ai appris à dire non aux adultes.
Au fait, son prénom ? Non, ça, vraiment, je ne peux pas l’écrire… Je me mettrai encore à rougir !
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