Chronique de l’Ailleurs n°23 – CETTE INDE, ÂPRE, FÉROCE, MERVEILLEUSE
- juillet 06, 2017
- by
- Mathilde Vermer
Je me souviens du premier choc, arrivée dans la capitale par le vol de minuit, les bidonvilles qui débordent, tous ces gens qui dorment au milieu de la rue, des lits-paillasses collés les uns aux autres ; des vaches, des chiens et des rats qui se disputent la chaussée ; les grandes avenues où je distingue des ombres, des échoppes et des panneaux en Hindi.
Je me souviens du riz fin, des lentilles jaunes, du thé à la cardamome, je me souviens des chappattis qu’on trempe dans la sauce épicée des légumes, les lèvres qui se mouillent dans les lassis sucrés, qui dégoulinent des mangues, et sur la table, des plats en cuivre avec le yaourt au cumin, les pommes de terre accompagnées de petits pois, le paneer Tikka rouge et piquant. Je me souviens de mon appétit à découvrir ces saveurs, vouloir tout goûter même les idlis spongieux du sud, et les dosas gigantesques, et les samosas gras, vendus partout sur les marchés. Je me souviens de mon ventre plié en deux, la brûlure du piment, mon corps qui ne sait pas encore.
Je me souviens des femmes en sari, le bleu turquoise, le jaune poussin, le rose flash, avec les bracelets tintinnabulants, poignets et chevilles, cheveux tressés, point sur le front, une grâce qui se faufile, qui distribue la couleur dans la ville. Je me souviens des femmes qui portent des pierres sur la tête, les femmes qui bossent sur les chantiers, dans les champs, dans les demeures des plus riches, les femmes qui mendient au carrefour, un gosse famélique entre les bras. Je me souviens de cette méfiance envers les hommes, garder mes distances, limiter les sourires, être hantée par les histoires de brutalité, reconnaître les gestes qui s’autorisent la possession, deviner qu’il n’est pas toujours bon d’être seule pour se protéger.
Je me souviens l’ivresse des chaleurs trop épaisses, quand la mousson ne vient pas, quand le ventilateur s’éteint, quand l’eau dans la douche se tarit, quand le matin tarde à pointer, que le matelas ne permet aucun sommeil.
Je me souviens de ce sentiment, très vite, d’aller mieux sur cette terre. Comme débarrassée d’une vieille peau, des traces de la tristesse, des failles qui détournent de l’essentiel. Comme allégée de doutes, de peurs, d’un tenace manque d’audace. Une boussole dans les entrailles qui montre le chemin. Je me souviens le bonheur d’être étrangère, de pouvoir regarder, rencontrer, questionner, vibrer, m’étonner.
Je me souviens d’avoir plongé, cœur, corps et âme, envoûtée par cette Inde fière, complexe et terrible. Je me souviens de cette certitude, ce pays avait quelque chose à me dire, il faudrait le déchiffrer, en prenant mon temps, en me taisant, en revenant encore et encore. Je me souviens qu’il n’y a pas eu de promesse, et pourtant, pour la huitième fois en 15 ans, j’irai saluer les dieux et les temples, les métropoles et les plaines, la foule et le silence, le vert du Kerala et la sécheresse du Tamil Nadu.
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