Chronique de l’Ailleurs n°24 – QUAND L’AUBE TARDE
- juillet 13, 2017
- by
- Mathilde Vermer
Le train ralentit puis se fige, ouvre ses portes. La grosse horloge marque 4 heures. La ville est plongée dans la nuit noire. Sur les quais, quelques mendiants dorment. Les marchands ne sont pas arrivés, les voyageurs non plus, il règne un silence inhabituel pour une gare.
Un coup d’œil à la salle d’attente nous dissuade de nous y attarder. Des bancs crasseux. Une lumière trop crue. Une odeur sinistre. Autant rejoindre l’hôtel dès maintenant. Sur le trottoir, quelques taxis sur le qui-vive. Il ne faudrait pas louper les touristes en provenance d’Agra. Ils espèrent tomber sur des gens trop fatigués pour négocier, des gens à qui ils demanderont le double ou le triple du tarif pratiqué.
Un homme s’approche de nous. Pauline recule, me laisse prendre la parole en Hindi. Quelques phrases pour préciser l’adresse, pour fixer une somme. Nous montons dans le rickshaw, en route vers les entrailles de la ville sacrée. Je guette le ciel. Pas de lune. Pas d’éclairage public. Un frisson me parcourt. Est-ce vraiment une bonne idée de partir maintenant ? Aurait-il fallu patienter jusqu’à l’aube ? Trop tard pour regretter.
Le véhicule, au bout de dix minutes, s’arrête. Le chauffeur lance : maintenant, c’est à pied. Je grogne et proteste : comment ça – à pied ? Il explique que les ruelles sont trop étroites pour passer. Il dit qu’il peut nous accompagner. Il explique encore. Je comprends qu’il ne rallumera pas le moteur. Alors je descends, Pauline me suit, on empoigne nos sacs. La vision de la rue me glace. Pas un chat. Toujours pas de lumière. Juste une lueur qui indique que la nuit finira par finir. Evidemment, je n’ai aucune idée de par où aller. Je me retourne vers le chauffeur, il saisit ma demande muette et descend. Signe de la main, il nous invite à le suivre.
On s’engage dans une ruelle. Suivre un inconnu dans une ville inconnue, de nuit… Je pense à ma copine que j’ai entrainée. Je pense aux histoires horribles de femmes à qui… Et puis, interrompant ce dialogue anxieux qui colonise ma tête, mon regard se pose sur une épaisse bouse de vache. Je m’imagine glissant sur la bouse, tombant sur le dos, emportée par mon sac de tortue. Un rire monte dans ma gorge. Voilà comment ça va se conclure cette aventure. Voilà pour l’intrépidité et pour la peur. Chuter dans les ruelles sales de Bénarès. Et je ris plus fort, je ris de moi, de la situation, et Pauline m’entend, je lui raconte l’image qui m’a traversée et elle rit, et nous rions, et là, au milieu de notre rire, l’homme silencieux s’immobilise. Arrivée à destination.
Je boucle ma valise et ce souvenir me revient. Mon corps se raidit : cette frayeur qui nouait mon ventre, je la reconnais facilement. L’Inde continue à me terrifier. Je sais qu’il y a toujours des risques à voyager dans ce pays. Est-ce pour cela que je pars ? Pour m’offrir une dose d’adrénaline ? Je ne crois pas. Je fais avec le risque, c’est tout. Parce que les risques de toute façon, ils sont partout. En Inde, le danger est juste plus apparent. La pulsion de vie aussi – tout est plus fort en Inde.
Pourquoi je pars, au fond ? La raison officielle est que je pars travailler pour une ONG. Je vais documenter un de leur projet. La raison officieuse est que je continue à chercher. Un fatras de questions sur moi, sur le monde, sur la vie. Je ne sais pas si je trouverai des réponses. Je ne sais pas si j’ai raison ou tort de prendre à nouveau la route. J’ai 35 ans, une activité professionnelle qui tangue, un roman qui voudrait s’achever, un mari qui se demande pourquoi si loin et si longtemps. Je me débats avec les doutes. Comme ce matin-là, à Bénarès. Respirer. Avoir confiance. Savoir qu’il y aura toujours la possibilité d’un rire.
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