Chronique de Nos Vies n°28 – CELLE QUI DÉCROCHE MÉDAILLES ET ÉTOILES
- septembre 13, 2018
- by
- Mathilde Vermer
Elle soulève sa manche, contracte son bras et ses biceps apparaissent. J’ouvre de grands yeux. Je viens de lui demander son prénom et son métier, je ne m’attendais pas à la réponse, boxing coach, et au mouvement qui accompagne la déclaration. Est-ce un réflexe de montrer ses muscles ? Est-ce qu’elle veut s’assurer de ma compréhension ? Sans se soucier de ma réaction, elle enchaine dans un mélange d’anglais et d’hindi : elle évoque la force des femmes indiennes et la nécessité de savoir se défendre, elle mentionne Mary Kom qui est devenue championne olympique en 2012, héroïne moderne qui a déclenché des milliers de vocations à travers le pays. Je ne comprends pas tout et j’ai faim. Alors, je salue poliment et je quitte la chambre pour aller manger.
Il faut dire que la scène est imprévue. Tout cela se passe en Inde, lors de mon dernier voyage. Quelques heures avant de rencontrer Pooja, boxeuse, et prof de boxe donc, je me suis rendue à l’aéroport de Trivandrum, capitale du Kerala, pour attraper un vol vers New Delhi. À 18h45, dix minutes avant d’embarquer, la compagnie aérienne informe les voyageurs d’un incident technique, avion bloqué, vol annulé. Les passagers se voient notifiés qu’ils seront dispersés entre plusieurs hôtels, en espérant un départ le lendemain. Après un moment de chaos, nos noms sont inscrits sur des listes, nos bagages nous sont retournés, et nous évacuons le terminal vers l’un des hébergements désignés. En arrivant à l’hôtel, je suis avertie que je vais partager la chambre avec une autre femme. C’est comme ça que je tombe sur la sportive, la trentaine, cheveux courts, yeux noirs, carrure solide.
Après le diner, il est tard : Pooja est plongée dans son téléphone, moi dans un livre, on s’endort sans poursuivre la conversation. Au matin, on reçoit un message lapidaire : vol programmé pour 22h45. Une journée vide s’étale devant nous. Pooja part au ciné, moi je me décide pour un tour en ville. À 19 heures, cependant, bouffée de stress, l’information n’a pas été confirmée. Pooja appelle la compagnie, apprend que le vol mentionné préalablement n’existe pas, et négocie, avec calme et fermeté, un transfert pour un vol vers Mumbai suivi d’une connexion vers Delhi. À mon tour, j’appelle : on se contente de me dire de patienter, au mieux je peux toujours me rendre à l’aéroport. Pooja hausse les épaules quand je lui explique la réponse obtenue puis ajoute : boucle ta valise, vite, et viens avec moi. J’obéis immédiatement. Je sais que ma chance d’arriver à Delhi est liée à cette jeune femme, je sens que je peux lui faire confiance, je devine qu’il y a de l’aventure dans l’air et ça me plait, ça réveille les souvenirs, l’énergie, l’envie de foncer.
Sur le chemin, après avoir discuté ensemble de la stratégie pour que j’arrache un siège sur les deux mêmes vols qu’elle, je reprends la conversation d’hier. J’ai envie de connaître cette personne que le destin me donne comme compagne d’odyssée. Elle sourit : la boxe, c’est grâce au cinéma qu’elle l’a découverte. Elle a 15 ans alors. Parce qu’elle est déterminée, obstinée, en trois ans, elle se hisse au niveau national, décroche sa première médaille. D’autres suivront puis, à 26 ans, Pooja devient entraineuse professionnelle dans un centre, à Trivandrum, qui préparent les futurs policiers et militaires – celles et ceux qui en parallèle participent à des compétitions locales, régionales, nationales. Son rêve est d’entrainer les champions et championnes qui iront se frotter aux compétitions internationales.
Pooja dit aussi que sur le ring, elle est profondément heureuse, vivante, qu’elle trouve à travers ce sport le moyen de transformer sa peur et sa colère, elle dit que la boxe lui a appris à sortir de sa coquille, s’affirmer, défier les normes sociales. Jamais avant, elle n’aurait osé voyager seule dans un pays où les femmes, dans les transports, dans la rue, sont régulièrement victimes de harcèlement et de violence. Elle n’aurait pas eu non plus le courage d’aller enseigner la boxe à l’autre bout du pays alors que sa famille, qui soutient ses choix avec fierté, vit au pied de l’Himalaya. Jamais même, elle n’aurait discuté avec moi, une étrangère, ou tenu tête au bla-bla confus d’une compagnie aérienne qui se moque de ses passagers. La boxe comme potion magique pour tenir debout, pour développer son audace, pour tracer une carrière singulière et ambitieuse.
D’autres questions me viennent mais ce n’est plus le moment. Le vol pour Mumbai est dans 90 minutes. Accélération donc : s’extraire de la voiture, batailler pour atteindre le comptoir, élever la voix pour être enregistrée sur les mêmes vols que ma nouvelle amie, déposer les sacs, cavaler pour franchir les portails de sécurité, se faufiler dans l’avion. Dix rangs nous séparent, la conversation est interrompue. À Bombai, on se retrouve, la glace a définitivement fondu entre nous, on rigole de notre mission du moment : trouver un coin où dormir quelques heures avant le vol vers Delhi, à l’aube. Dans les couloirs de l’immense aéroport, je l’interroge encore, c’est quoi sa routine de sportive ? Pooja énumère natation, course, musculation, régime alimentaire, bonnes habitudes pour booster le corps. J’écoute, tour à tour intriguée, amusée, fascinée. Finalement, on s’endort sur des banquettes en skaï, à proximité l’une de l’autre, tranquilles et épuisées.
Quand à Delhi, enfin, nos directions se séparent, nos mains se serrent pour se dire adieu. La tristesse m’envahit alors que je la vois s’éloigner : les jolies rencontres, c’est rare et précieux. Soudain, un flash me traverse et je lui cours après pour lui demander ses coordonnées. Elle me sourit, d’un sourire lumineux, large, généreux, si loin de la première impression, des muscles tendus, du regard intense.
Peu après, surgit l’idée d’écrire sur elle et je la recontacte. En apprenant mon projet, elle me révèle une dernière facette de sa personnalité : depuis l’enfance, elle-même écrit. Elle écrit de la poésie, en hindi, qu’elle publie dans des journaux locaux et sur le web. Elle m’en envoie des extraits que je fais traduire. Les poèmes vibrent du sommeil qui ne vient pas, de nuit éclairée par la lune, du passé qui ne s’oublie pas, de la nature à contempler, de la liberté à conquérir. La boxeuse, en posant des mots, trouve la paix pour son cœur, et je frissonne en entendant ses lignes, acérées et imagées, échos de cette sensibilité derrière son allure athlétique abritée, échos de son âme vers les étoiles tournée.
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