NOUS RÉINVENTER – PISTE 32 : AU-DELÀ DES NORMES, INCARNER SA LIBERTÉ
- octobre 20, 2016
- by
- Mathilde Vermer
J’ai onze ans et des lunettes rondes, rouges, qui me font un air de grenouille. Je grandis encore, je suis timide, maigrichonne, et je bataille contre ma mère pour porter des pulls larges et pas des chemisiers fleuris, façon petite fille bien sage, échappée de la Comtesse de Ségur.
Ça fait des années que ma grand-mère me parle de cette folle histoire, qui attrape, qui balaie tout, qui épuise. Entre-les-lignes, je comprends qu’elle, avec ses cheveux tout blancs et ses soixante-quinze ans, elle dont le quotidien est devenu si calme, éprouve une admiration irrépressible pour la protagoniste, inaptes aux compromis et aux convenances. Elle ne l’a jamais oublié, ce bouquin. Elle l’a lu avec impétuosité. Toutes les nuits. Elle, elle l’a reçu de ses parents, en cadeau, une récompense pour avoir réussi le bac. Je calcule : on lui a offert en 1938. Comme c’est loin !
J’ai onze ans et je me dis qu’il est temps. Je n’ai pas la patience d’attendre plus. Je l’emprunte à la bibliothèque du collège. En poche, trois volumes. Je suis fière, je lis un truc pas de mon âge. Je le lis tôt, j’ai le droit puisque Mamie l’adore.
Etait-ce bien écrit ? Nul souvenir, de toute façon, je n’aurais pas su en juger. Je me rappelle que j’ai plongé. D’un coup, catapulté au 19ème siècle, en Amérique, dans les plantations. Sur les traces de cette Scarlett, belle à en crever, égocentrique, séductrice. Méchante parfois, arrogante souvent, raciste tout le temps – comme tout son groupe social. Une femme de caractère, avec tout pour qu’on la déteste. Oui, mais une femme libre, qui se bâtit un destin. J’ai onze ans et j’aime ses péripéties, son désordre amoureux, sa traversée de la guerre. J’aime sa violence, sa sensualité, ses moments d’accablement. Emportée par la O’hara, dans un univers aux antipodes du mien, je découvre une autre façon d’exister.
J’en suis sortie en me disant que je voulais ça : de l’incandescence dans ma vie. Devenir ce type de personnage, assumer l’autorité, la volonté, la force. Ce livre me donnait envie de pousser, de devenir femme, d’inventer autre chose que le rangé, l’uniforme, le gris du laborieux. Moi aussi, je me le suis promis, je serai une aventurière, une femme de feu et d’action.
Plus de vingt ans ont passé. De l’aventure, j’en ai eu. J’ai voyagé seule aux quatre coins de la planète, j’ai étudié des sujets aussi divers que la sociologie, la linguistique, la négociation et l’Hindi, j’ai fait dix boulots différents avant de lancer ma propre activité. J’ai pris des risques, j’ai échoué plusieurs fois, j’ai eu quelques réussites, à plusieurs reprises j’ai payé le prix de mon indépendance.
Aujourd’hui, à nouveau, c’est l’heure de choix, combiner le personnel et le professionnel, donner corps à mes rêves et assumer la densité du réel, ses contraintes financières, le temps assassin. Je fais face à des dilemmes, à des impasses, à la peur du jugement. Il serait si confortable de rentrer dans le rang. Ne pas faire de vague. Etre là où on me le demande. Mais comment taire l’appel de mon âme ? J’étouffe ! Alors j’en appelle à mes grandes héroïnes, Frida K, Alexandra D-N, Karen B, Olympe de G, Simone de B., Michelle O. et avec elles, en leur compagnonnage bienveillant, une fois encore, j’avance sur des chemins de traverse.
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Et vous, vous négociez comment avec les normes ? Vous tracez comment votre route entre vos fardeaux et vos envies ? Laissez un commentaire.
Photo de Marine Poron